Réflexion - La connaissance de l'ignorance
La philosophie est-elle la quête consciente du savoir, ou la conscience de notre insouciance ?
Le monde cherche désespérément à dépasser les limites de son savoir, et nous emporte avec lui pour comprendre, connaître, appréhender, et savoir toujours plus des choses qui nous façonnent et le composent. Ces réflexions, et toutes celles gardées précieusement en nous, en sont d'ailleurs la preuve, et chacun de nous étudie et sonde le monde pour finalement et seulement, en reprenant les mots de Jacques de Bourbon-Busset, "en tirer quelques certitudes provisoires". Les scientifiques et les juristes, les politiques et les littéraires, tous ces chercheurs vont diront avoir trouvé et révélé quelque chose de ce monde, mais Socrate leur tournerait le dos, car selon lui : "La seule chose que je sais, c'est que je ne sais rien."
Cela peut être néanmoins sembler incongru, de la part d'un philosophe grec du Ve siècle avant Jésus-Christ, de réapparaître pour répondre, à toutes ces avancées dans le savoir, qu'elles ne sont rien. Les philosophes se sont pourtant eux aussi lancés à la découverte du monde, Descartes par la mathématique et Pascal par la physique pour ne citer qu'eux. La philosophie n'est pas le terrain des penseurs, posant des questions sans réponses ou affirmant des réponses sans questions. Paul Valéry nous pose quant à lui cette interrogation, qui à mon sens à bel et bien une réponse : "La philosophie ne consiste-t-elle pas, après tout, à faire semblant d'ignorer ce que l'on sait et de savoir ce que l'on ignore ?" En effet, la philosophie remet en cause ce que l'on sait, ou pense savoir, et propose des réponses à des questions essentielles, qui n'ont pour beaucoup pas plus de réponse que le monde n'a de sens. Pourtant, est-ce faire semblant ? Pouvons-nous atteindre une infime partie de la Vérité si notre démarche elle-même n'est pas vraie ?
La vie est "un combat à accepter", et "une aventure à oser", mais elle est aussi un doute à dépasser, encore faut-il admettre que ce doute est en nous, et nécessaire à cette quête de la Vérité. Les théories scientifiques du monde ont elles-mêmes pu avancer grâce au doute légitime de scientifiques, qui ont osé remettre en cause leurs prédécesseurs. Copernic et Galilée, au XVI et XVIIe siècle, ont remonté à contre courant l'influence de la pensée d'Aristote sur la position de la Terre dans l'Univers. Les deux premiers ont alors affirmé que les planètes visibles à l'époque tournaient autour du Soleil, alors qu'Aristote depuis le IVe siècle avant Jésus-Christ pensait que la Terre était le centre du monde et que toutes les entités célestes décrivaient des trajectoires plus ou moins régulières autour d'elle. Cela va sans dire que la théorie même de Copernic, et reprise par Galilée, a été complétée par bien d'autres jusqu'à aujourd'hui. Cette recherche du savoir physique répond au besoin de l'Homme de connaître son environnement, sa nature, et sa place dans l'Univers. Mais la physique ne suffit pas à répondre aux questions qui dépassent cette même physique et ce même Homme. C'est bien la raison d'être de la métaphysique, qui au lieu de répondre au comment, tente tant bien que mal de répondre au pourquoi. Les philosophes par l'étude des questions physiques, et métaphysiques, tentent donc d'accéder à la Vérité par un savoir toujours plus important et véridique du monde palpable, et un doute de moins en moins brumeux des raisons et des réalités invisibles. Pour tenter de répondre au grand écrivain français qu'est Paul Valéry, la philosophie ne consiste pas à simuler une remise en cause de la physique et un savoir de la métaphysique. La philosophie est finalement et simplement le moyen par lequel l'Homme dépasse ses préjugés, et transcende ses doutes, pour approcher la véritable lumière du soleil au dehors de la caverne. Elle est l'étude profonde et vraie des grandes questions de l'Univers et de l'Homme, qui à défaut de nous donner une réponse, nous montrent un chemin. Ce chemin semble être infini, et chaque pas nous rappelle que nous ne savons rien, mais qu'avancer est le principal. L'essayiste français Raphaël Enthoven évoque dans une phrase ce grand sujet, et nous dit qu'au-delà de nos connaissances, de notre compréhension du monde, la seule chose que nous savons est aussi celle qui nous unit les uns aux autres. Il dit simplement par ces mots que : "Le savoir nous distingue, mais l'ignorance nous réunit."
Si cette citation, et même cette réflexion, semblent être le plaidoyer de l'ignorance, celle-ci n'est pourtant pas mère de toutes les vertus. Bien qu'elle lui apprenne l'humilité et le ramène à sa condition, l'Homme a soif de liberté et tente par le savoir d'échapper à son état d'ignorance. Comme le dit Victor Hugo : "La liberté commence là où l'ignorance finit" et non pas là où finit celle des autres, ou inversement. En effet, l'ignorance unit puisque nous sommes tous égarés, mais autour de quelle valeur l'ignorance nous unit-elle ? De fait, l'ignorance peut nous unir autour de valeurs, d'idées, de personnes, qui nous privent au fond de notre véritable libre-arbitre. La connaissance de notre ignorance ne doit pas nous laisser suivre le reste du troupeau, elle doit nous inviter à le dépasser, à nous dépasser. L'ignorance nous apprend le sens de l'humilité, mais la connaissance nous donne le sens du vrai, si nous osons saisir notre liberté pour l'atteindre. Platon pourrait compléter cette phrase par une des siennes, où il énonce que : "L'opinion est quelque chose d'intermédiaire entre la connaissance et l'ignorance." Nous ne sommes pas des savants omniscients, à même d'imposer notre vérité au reste des mortels, nous sommes des être humains appelés à nous découvrir en levant le voile sur le monde, appelés à transcender notre ignorance par la liberté de penser qu'il nous est donné de saisir.
Eric-Emmanuel Schmitt dans La nuit de feu raconte une des discussions qui ont rythmé son voyage dans le désert algérien. Tout en cheminant sous le soleil brûlant, un de ses compagnons de marche lui pose cette question : "Pourquoi la nature aurait-elle accouché d'un poisson si elle n'avait inventé l'eau ?" Alors que le philosophe balbutie et se trouve sans réponse, voilà qu'il continue son raisonnement simplement : "Si la nature confectionne des poissons, c'est qu'elle a bricolé l'eau avant, donc.. si elle élabore des animaux rationnels comme nous, c'est qu'il y a du sens dans l'Univers que nous devons percevoir." En effet, si l'Homme est ignorant, il est assoiffé de savoir et de rationalité. Alors, munissons nous de notre liberté, lançons-nous sur le chemin et allons y découvrir les mille et une choses qui emplissent nos coeurs, nos êtres et nos vies.